D’un geste souple – poli par l’usage – tu te hisses sur le toit de la demeure familiale et pousses un soupir discret. Enfin !
Ce diner t’avait paru interminable. Il n’a pourtant pas été plus long que d’ordinaire, et sans te décider à l’admettre, la fermeture du Lupin ce soir te fait du bien – ce n’est pas souvent que tu as l’occasion de profiter d’une soirée de libre. Mais justement, la lune brille cette nuit d’un éclat si particulier que ta seule envie était d’aller te promener sur les toits pour en profiter. Et à ce que tu constates, tu n’es pas le seul à en avoir eu l’idée.
« Bonsoir, sœurette » te contentes-tu de dire tout bas en t’approchant doucement d’elle.
Il y a quelque chose d’amusant à la saluer comme si vous ne vous étiez pas vus depuis de longues semaines alors que vous vivez encore sous le même – gigantesque – toit, et un sourire étire tes lèvres fines.
« Il y a longtemps que nous ne sommes pas retrouvés seuls toi et moi » poursuis-tu en t’asseyant près d’elle.
Ce qui, en revanche est vrai. Gaïa a toujours été plus proche de votre sœur commune – solidarité féminine t’amuses-tu à plaisanter pour dissiper la moindre tentative de question sans pourtant être dupe. Tu n’as jamais su vraiment franchir cette distance qui te sépare du reste du monde – à une exception près. Pas que tu souhaites rester en retrait, mais lorsque l’on te tend la main, tu ne parviens jamais à la saisir véritablement, et serais bien incapable de le faire toi, pas lorsque cela implique de laisser des gens pénétrer dans ton intimité. Alors tu évolues de l’autre côté de ce voile, comme un spectateur de ce monde auquel tu n’appartiens qu’à moitié. Depuis longtemps, tu en as fait ta force. Ce recul te permet de garder la tête froide en toute circonstance sans jamais te laisser atteindre par des sentiments qui viendraient obscurcir ton jugement. Mais il implique quelques sacrifices, comme celui de si mal connaitre cette sœur qui partage pourtant ton sang et tes valeurs – comme tout Falcone le doit. Aucune surprise donc à ce qu’elle te préfère la première de la fratrie, celle qui n’a ni filtre ni arrière-pensée. Pourtant, tu ne rejettes pas Gaïa et serais même plutôt curieux de savoir ce qu’elle fait ici.
« Tu voulais aussi admirer le clair de lune, ou je te dérange au milieu de quelque chose de plus secret ? » demandes-tu sans détour, à mi-chemin entre plaisanterie fraternelle et curiosité mal placée.
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La famille, c'est sacré - même si souvent, ça ne l'est que dans un sens.
La ville est toujours plus belle sous le ciel nocturne. Quand j’étais plus jeune, j’avais pris l’habitude de filer en douce par la fenêtre de ma chambre pour profiter de la nuit comme je l’entendais, m’aventurer dans les rues désertes de la ville et m’incruster dans des soirées sous un nouveau visage. Depuis, je me suis un peu assagie. Mais encore parfois, il m’arrive de sortir au beau milieu de la nuit pour fuir la maison familiale l’espace d’un instant et me sentir libre. Dans ces cas-là, je lévite pour me hisser en haut d’un toit et je m’assois sur un bord, les jambes dans le vide, le regard perdu sur la beauté nocturne de la capitale endormie. Ce soir-là est l’un de ces soirs. Plongée dans mes pensées, ma gemme de lévitation bien serrée dans le creux de mon poing - peu de chances que je tombe, mais on ne sait jamais - je n’entends pas tout de suite les bruits de pas derrière moi. Ce n’est que lorsque la voix de mon frère parvient à mes oreilles que je me rends compte de sa présence. Mon premier réflexe est de cacher la pierre blanche dans l’une des poches de ma veste. Ayant « emprunté sans autorisation » cette dernière à l’une de mes cousines quelques années plus tôt, je n’ai pas vraiment envie qu’on la trouve en ma possession, j’avais déjà eu assez de problèmes avec l’Obsidienne comme ça pour m’en rajouter une couche. Ce n’est pas que je n’ai pas confiance en mon grand frère, mais autant limiter le nombre de personnes au courant à zéro, c’est toujours plus sûr.
Esus s’assoit à mes côtés et me rappelle que nous ne nous étions pas retrouvés seuls depuis un moment. Il n’a pas tort, mais pour ma défense, il y a longtemps que je ne me suis pas retrouvée seule avec personne. À part les quelques interactions que j’avais dans le cadre de mon travail, les disputes habituelles avec ma mère et les discussions rapides au détour d’un couloir, je n’ai pas eu de conversations profondes avec quelqu’un depuis plusieurs semaines. Mais avec Esus, les interactions sont encore plus rares. On ne s’entend pas trop mal, lui et moi, mais il est vrai que j’ai toujours eu plus d’échanges avec ma sœur que mon frère - même si, parfois, c’est surtout pour se taquiner.
Esus s’intéresse à ce que je fais ici. Il doit espérer que je lui livre quelques secrets sur mes habitudes, mais si c’est le cas, je risque de le décevoir. En dehors de la gemme de ma cousine bien au chaud dans la poche de ma veste, je n’ai pas grand-chose à cacher. Si je suis ici, ce n’est que pour penser et profiter de l’air frais de la nuit. Parfois, mon regard s’attarde sur quelque activité au loin et je m’amuse à imaginer ce qu’il s’y passe. Rien d’intéressant, et rien que je ne voudrais partager avec mon frère. D’autant plus que ce qui anime mes pensées, parfois, ce n’est pas toujours très joli à entendre. Je ne pense pas que le reste de ma famille, si dévoué envers leur organisation, serait prêt à accepter tout ce que je pense de l’Obsidienne.
« Je pourrais te dévoiler tous mes secrets mais il faudrait que je te coupe la langue ensuite pour m’assurer que tu ne parleras pas. » finis-je par lui répondre avec un sourire énigmatique. « Mais non, au risque de te décevoir, je voulais simplement me libérer l’esprit. »
Je me demande également ce qu’il fait là, lui aussi. C’est assez rare de se croiser seuls, tous les deux, encore moins sur les toits d’Osvenbourg à minuit passé. Est-ce qu’il est ici pour m’espionner ? Non, quand même, je sais que je ne suis pas la personne préférée des membres de l’Obsidienne mais tout de même, je ne suis pas si parano. Et c’est sûrement très naïf, mais j’ai envie de croire que notre fratrie passerait avant le reste de l’organisation.
« Et toi alors ? Dure journée ? C’est rare de te voir sans ton acolyte de toujours. »
Clairement, si notre sœur était dans le coin, je l’aurais déjà entendue : contrairement à son jumeau, elle n’est pas du genre à rester discrète.
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Tu t'étais toujours amusé des personnalités si différentes que tes sœurs et toi offriez au monde. Les héritiers Falcone avaient beau partager le même sang et la même éducation, les résultats étaient aussi semblables que le rouge l'est du bleu ou du jaune. C'est ainsi que tu aimes voir ta fratrie, comme trois couleurs primaires, distinctes mais mélangeables à souhait, chacune présentant ses forces et ses faiblesses. Onyx, libre et fière, qui ne vit que pour l'adrénaline et clame ce qu'elle pense haut et fort. To, bien plus secret, dont les pensées profondes se dissimulent derrière un sourire taquin. Et Enfin Gaïa. Même au sein de l'Obsidienne, ta sœur cadette est un mystère. Elle te ressemble dans le sens où elle ne dit pas tout ce qu'elle pense. Mais là où tu choisis de donner le change et de dissimuler, elle se referme comme un mur lisse et insondable. Une approche qui te plait, à toi qui présentes un masque couvert de fausses aspérités dans lesquelles tu invites autrui à s'engager pour livrer des secrets. Une technique qui n'a jamais fonctionné sur Gaia, ce qui t'intrigue d'autant plus.
« Quel dommage, je comptais les vendre à bon prix » réponds-tu en t'étirant nonchalamment le dos, comme un chat au réveil de sa sieste.
Auriez-vous été plus proches, tu aurais tenté de lui demander ce qui la préoccupait ainsi. Mais tu sais que les chances qu'elle te le dise sont proches de zéro et préfères ne pas pousser la question plus en avant. Tu te contentes donc de t'allonger pour regarder le ciel, bras croisés sous la nuque.
« Dure, non. Ennuyeuse en revanche. Et dire que certains imaginent que la vie d'un Falcone est ponctuée de meurtres et de combats... On devrait les inviter à nos réunions, ils seraient déçus. » réponds-tu en plaisantant à moitié.
Pas que tu inviterais des personnes extérieures dans ces meetings – aussi séduisante soit l'idée, tu doutes que le conseil l'apprécie beaucoup, et tu ne t'es pas efforcé à te hisser au sein de l'organisation pour tomber si bêtement. Mais l'idée de montrer à tout un chacun qu'une identité ne se réduit pas à un nom présente un certain charme à tes yeux.
« Tu sais ce que c'est. Onyx a d'autres obligations. C'est ça d'être une sportive de haut niveau. » ajoutes-tu sans jalousie aucune.
Plus jeune tu l'avais enviée. Pas pour ce métier en vue – tu es de tous le mieux placé pour savoir les efforts qu'elle a fourni pour en arriver là, ni pour la popularité qui l’accompagne, mais parce qu'elle a réussi à faire ce qu'elle aimait, et qu'elle peut en profiter au quotidien, tandis que tu te contentes de ce bar où tu traines entre deux missions.
Toi-même tu n'es pas certain d'aimer le Lupin. Tu t'y es investi, et aimes la couverture pratique qu'il offre. Mais pour autant il ne représente pas à tes yeux une passion dont tu vivrais comme Onyx. Ceci étant dit, tu serais bien embêté si tu devais choisir une passion et en vivre, tu n'en as pas réellement. Ton regard roule doucement jusqu'à Gaïa que tu connais si peu. Et elle, a-t-elle des passions ? Quelque chose à laquelle elle souhaiterait consacrer sa vie si elle n'était pas une Falcone ? Les gemmes, très probablement, mais peut-être y avait-il autre chose chez ta sœur ?
« Est-ce que tu t'es déjà demandé à quoi ressemblerait ta vie si.... » tu interromps ta phrase volontairement.
La pente est dangereuse, en tant que Falcone, envisager une vie sans l'Obsidienne est impensable, et ne serait-ce qu'avoir prononcé ces mots pourrais te couter cher. Tu aimerais penser que ta famille est un espace sain où tu pourrais t'exprimer sans retenue, mais rien n'est moins sûr. De toute façon, saurais-tu seulement t'exprimer sans arrière-pensée si tu le pouvais ?
« Est-ce que tu t'es déjà demandé à quoi ressemblerait ta vie si les gemmes n'existaient pas ? » reprends-tu après un léger silence faussement gêné – c'est qu'il faut donner l'illusion que c'était bien ta question initiale.
Aussi populaires soient les gemmes, le risque de questionner leur existence est bien moindre que de mentionner une vie hors de l'organisation. Et tu es réellement curieux de connaître l'avis de ta sœur, si attachée à ces pierres que tu ne portes pour ta part pas vraiment dans ton cœur.
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La famille, c'est sacré - même si souvent, ça ne l'est que dans un sens.
La remarque d’Esus me fait sourire. Derrière son sarcasme, je sens qu’il aimerait en savoir plus, mais je n’ai pas envie de déballer tous mes tracas du quotidien ici, avec lui. De toute façon, ce n’est pas comme si je pouvais lui apprendre quelque chose de nouveau. Mes disputes avec notre mère et mon problème avec l’autorité ne sont pas vraiment des secrets pour personne. C’est aussi pour ça qu’on ne m’aime pas beaucoup, en haut de la pyramide. Je change donc plutôt de sujet, de sorte à ce que la discussion lui revienne. Je ris un peu lorsqu’il note la différence entre ce que les gens s’imaginent à quoi toutes nos journées ressemblent dans l’Obsidienne et ce qu’elles sont réellement. Pour être franche, moi ça m’arrange un peu, quand une journée est tranquille. Quand on ne m’envoie pas quelque part pour un oui ou pour un non et quand on me laisse avec mes gemmes. Mais je sais que pour les jumeaux, c’est différent, ça l’a toujours été. Ils aiment le danger, l’adrénaline, les sensations fortes. Alors je peux comprendre qu’Esus soit si dépité quand il me parle d’une journée ennuyeuse.
« Vaudrait mieux pas, ça casserait un mythe. » je réplique sur le même ton face à sa plaisanterie.
Je remarque que sa jumelle ne l’a pas suivi mais il me répond qu’elle a d’autres obligations. C’est vrai qu’Onyx n’est pas du genre à vouloir rester en place trop longtemps, si elle n’a personne sur qui frapper, elle va s’en chercher elle-même ; d’où sa passion pour les sports de combat. Moi, rien que les entraînements obligatoires à l’Obsidienne m’ennuient plus qu’autre chose, mais ce n’est que l’une de nos nombreuses différences, entre elle et moi. Je hoche la tête en silence, le regard revenu vers la beauté de la ville nocturne. Parfois, j’ai envie de me jeter dans les airs pour la survoler. Mais je n’ai pas assez confiance en mes capacités de lévitation pour ça et je préfère encore éviter de m’écraser sur le sol bêtement.
Je croyais qu’on allait en rester là - deux frangins solitaires assis sur le bord d’un toit à regarder le clair de lune en silence - quand Esus reprend la parole. Et ses mots me glacent le sang. J’ai le cœur qui s’affole et je prie pour qu’il ne l’entende pas. Si quoi ? Si je n’avais pas été une Falcone ? C’est bête, mais cette question, je me la suis posée bien trop souvent. Qu’on ne s’y méprenne pas : je donnerais ma vie pour l’Obsidienne, et même si parfois j’ai tendance à protester contre l’autorité, je reste loyale, car c’est ma famille, et la famille est sacrée. Mais c’est vrai, ça m’arrive d’y penser. Imaginer une vie ordinaire, loin des desseins de la mafia. Est-ce que j’aurais été plus heureuse, si j’étais née dans un autre foyer ? Peut-être pas. Sûrement pas. Mais tout de même.
Mais la question d’Esus se termine bien différemment de ce à quoi je viens de songer et je m’efforce de ne pas paraître trop soulagée. C’est que c’est un sujet trop sensible, sur lequel je n’ai vraiment pas envie de m’étaler. On pourrait croire que je ne m’y sens pas toujours à ma place, ce qui n’est pas complètement faux, mais ils n’ont pas besoin de le savoir. J’aime beaucoup mon frère, mais il y a des choses que je compte bien ne garder que pour moi.
« Pourquoi ? » je le questionne malicieusement en guise de réponse. « T’en as déjà marre de glacer tout ce que tu touches ? »
J’avoue, je n’ai jamais vraiment imaginé un monde sans gemmes. Elles sont bien trop présentes dans nos vies, c’était difficile de déterminer réellement ce qui changerait et ce qui resterait si on les enlevait de l’équation. Osvenbourg telle qu’on la connaissait ne serait sûrement plus. Je réponds finalement, plus sérieusement cette fois :
« C’est difficile à dire, c’est pas vraiment une question que je me pose tous les jours pour être honnête. Et puis toutes mes journées tournent un peu autour de ces gemmes. Mais je sais pas, j’imagine que la famille royale serait toujours là et l’Obsidienne aura trouvé une autre raison de voir le jour. Alors, l’un dans l’autre, je sais pas si nos vies seraient vraiment différentes. Je pourrais juste plus changer de tête à ma guise, quoi. »
En fait, je crois bien que ces gemmes sont ce qui rendent mes journées plus agréables au sein de l’Obsidienne : je ne me sens jamais aussi bien que dans mon atelier, à sculpter chaque pierre précieuse pour la rendre parfaite. Alors, sans elles, ma vie serait sûrement plus morne qu’elle ne l’est déjà. Je préfère encore ne pas y penser.
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Allongé sur le toit, tu tournes la tête vers ta sœur, guettant sa réaction comme le frère facétieux que tu es se doit de le faire après une blague. Tu ne loupes donc rien de son sourire – d'autant moins que celui de Gaïa est aussi rare que le tien.
« Les mythes sont faits pour être cassés et laisser la place à d'autres » réponds-tu nonchalamment.
Sans te placer anarchiste, tu te considères comme un partisan du chaos. Pas total, tu ne souhaites certainement pas voir Osvenbourg à feu et à sang. Mais tu n'exclus pas de le considérer comme un mal nécessaire – une étape pour pouvoir ensuite bâtir un monde plus juste. Une pensée que tu te gardes bien de formuler – à ta famille comme à n'importe qui. Il y a fort à parier que cette vision des choses ne soit pas franchement populaire au sein de l'Obsidienne, qui a au contraire profité de ce déséquilibre pour se hisser. Sous couvert de défendre la veuve et l'orphelin de la tyrannique famille royale, les Falcone ont en fait surtout servi leurs propres intérêts. Mais il est bien évidemment interdit de le dire, en particulier lorsque l'on est soit-même un Falcone, doublé d'un membre important de l'Obsidienne. Autant dire que la question de ta sœur sur ton binôme est la bienvenue en ce qu'elle offre un changement de sujet idéal, sur lequel tu rebondis habilement, les yeux rivés sur les étoiles.
Seulement, Onyx doit déteindre sur toi sans que tu ne l'aies réalisé. Alors qu'un silence confortable s'était installé entre vous, tu te surprends à chercher les ennuis en osant une nouvelle question, probablement aussi risquée que ta pensée précédente. Cette fois, lorsque ton regard se pose sur Gaïa, il est plus incisif. C'est pourquoi même dans la nuit, tu remarques cette rupture dans son attitude calme. Tu te retiens de sauter à une conclusion hâtive et te contente de le noter dans un coin de ta tête, tout en modifiant la fin de ta question pour ne pas prendre le moindre risque – ou lui en faire courir inutilement. Vous êtes des Falcone, héritiers qui plus est, tu n'es pas naïf au point de penser que les murs de votre résidence n'ont pas quelques oreilles indiscrètes qui trainent. C'est pour elles plus que par méfiance envers Gaïa que tu as changé ta question. De toute façon, tu as déjà obtenu une forme de réponse, inutile de pousser plus loin pour l'instant. Alors tu en changes la fin et remplaces la mention de l'Obsidienne par celle des gemmes dont la remise en question présente un risque nettement moindre.
« Tu rigoles ? Il n'y a rien de plus pratique que pour garder les aliments au frais. Comment penses-tu que je fasse au bar ? » réponds-tu avec un sourire.
A vrai dire, tu te doutes un peu de la réponse que ta sœur va te faire. Elle est tailleuse de gemmes pour une organisation mafieuse dont l'un des enjeux majeurs – si ce n'est l'enjeu principal – est justement la possession de ces pierres. La vie de Gaïa tourne pratiquement autour d'elles, évidemment qu'elle ne les voit pas du même œil que toi, qui ne les portes pas vraiment dans ton cœur. Non, ce que tu souhaites par cette question, c'est planter une graine. Semer une réflexion, la pousser à imaginer ce que pourrait être la vie sans elles. Mais sa réponse te fait douter de la réussite de ton projet.
« C'est vrai, elles sont si présentes dans nos vies que nous questionnons même plus leur existence » concèdes-tu, espérant lui faire comprendre que c'est justement là le cœur du problème. « Je ne dirais pas que tout serait pareil. Bien sûr il y aurait toujours les puissants et les autres – un autre genre de puissance, c'est tout – mais je ne peux m'empêcher de penser que les inégalités seraient moindres, ou que le peuple aurait plus de chances de s'élever sans leur présence. » ajoutes-tu, pensif, avant de réaliser que tu en as peut-être un peu trop dit.
« Écoute moi, je parle comme un véritable révolutionnaire. Onyx n'a vraiment pas une bonne influence sur moi » conclus-tu en gloussant de ce rire factice qui te caractérise. « Ne le lui répète surtout pas, je n'aurais pas fini d'en entendre parler sinon » dis-tu finalement en glissant un clin d'oeil en direction de Gaïa, espérant qu'elle interprète ce soit-disant secret partagé comme un pas dans sa direction.
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Les mythes sont faits pour être cassés. Le ton est léger mais je me demande s’il n’y a pas quelque chose d’enfoui au-dessous. Briser les mythes, remplacer les légendes. Parle-t-il du règne de la famille royale ou de l’Obsidienne ? Mais c’est Esus. Mon frère comme ma sœur ont toujours répondu présent chaque fois qu’il s’agit d’agir pour l’organisation, quelle que soit la tâche. Ils font partie des loyaux, de ceux qui veulent la voir au sommet de l’échelle. Il n’y a sûrement rien de caché derrière ses plaisanteries. Ce n’est qu’une discussion banale entre un frère et une sœur sur les toits d’Osvenbourg à la nuit tombée. Je reste silencieuse, par peur de trop en dire. Un silence s’installe, mais il n’est pas inhabituel entre nous. Onyx est la plus bavarde de la fratrie ; Esus et moi sommes plus partisans du calme.
La question de mon frère me déstabilise, mais par chance elle ne termine pas de la façon dont je l’avais anticipée. C’est tout aussi étonnant, comme réflexion venant de sa part, mais le débat risque moins de finir sur des ronces. Je n’ai pas envie de déballer tout ce que je pense de l’Obsidienne et de la famille à laquelle nous appartenons, ça pourrait m’attirer quelques ennuis. Pas que je sois contre l’organisation en elle-même, mais j’aurais beaucoup à redire sur la manière dont elle est gérée. Comment aurait été ma vie, si j’étais née dans une autre famille ? Parfois, ça m’arrive d’y penser.
L’idée d’une vie sans les gemmes, en revanche, ne m’est jamais venue à l’esprit. Elles font tant partie de mon quotidien qu’il m’est impossible de m’imaginer sans elles. À quoi ressembleraient mes journées, si je ne les passais plus dans mon atelier à les sculpter ? Je ne saurais le dire, mais elles seraient sûrement bien fades. Je m’efforce à donner une réponse malgré tout. C’est peut-être stupide ou à côté de la plaque ; malgré tout, j’y crois vraiment. Finalement, dans le schéma de la société actuelle, l’existence ou non des gemmes n’a que peu d’importance. On serait toujours là, la monarchie serait toujours là, les inégalités aussi. Moi, en revanche, qui sait où je serais, dans ce scénario. Probablement toujours en train de me disputer avec ma mère pour qu’elle me laisse faire… quoi, tailler des cailloux ? Imprimer des billets ? Bon, j’ose espérer que mon alter ego de cette réalité parallèle aurait trouvé quelque chose de plus passionnant pour égayer ses journées.
Esus n’a pas l’air de mon avis, cependant. D’après lui, les inégalités seraient moindres. Le peuple pourrait s’élever. Je hausse les épaules. J’ai du mal à y croire. Mais finalement, il n’y a aucun moyen de savoir. À moins de détruire toutes les gemmes d’Osvenbourg et de faire exploser la mine, mais je ne crois pas que ce soit dans les plans de mon frère - en tout cas, ce n’est sûrement pas dans les miens. Je souris à sa dernière remarque.
« Arrête. Esus le révolutionnaire. Ça t’irait bien. »
Je lui donne un coup d’épaule, pour le charrier. Mais je me demande un peu si c’est vraiment ce qu’il voudrait. Un monde plus juste, sans inégalités. Un monde où le peuple pourrait se soulever. Bien sûr, il s’est soulevé un jour - c’est ainsi qu’est née l’Obsidienne. Mais tant qu’elle sévira, il ne s’élèvera plus jamais. Il doit bien en être conscient. La lutte pour une société plus juste, ça n’a toujours été qu’un prétexte.
« Mais, je sais pas. Honnêtement, je pense pas que ça changerait vraiment grand chose. Le monde est fait pour que les êtres humains s’acharnent à le dominer. Même sans gemmes, il y aura toujours des riches et des pauvres, des puissants et des faibles. Au fond, tout sera exactement pareil. »
J’ignore si je suis trop fataliste ou simplement réaliste. Mais je n’imagine pas un monde sans rapport de force et de dominance. Avec ou sans gemmes, avec ou sans magie. Peut-être que je me trompe. Mais très honnêtement, j’en doute.
« Enfin, on pourrait en débattre toute la nuit, mais on pourra jamais vraiment savoir. À moins que t’aies trouvé un moyen d’entrer dans une dimension parallèle. » j’ajoute avec un sourire narquois.
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Derrière le ton innocent de la badinerie, tu sais pertinemment qu'il y a autre chose. Et tu sais que Gaïa s'en est rendue compte également. Tu n'es pas certain de pouvoir identifier ce secret qu'elle cherche à te cacher à l'heure actuelle, mais tu es en revanche convaincu que creuser d'avantage serait dangereux, pour toi autant que pour elle. S'il y a bien un trait que vous partagez tous les trois, c'est votre intelligence. Elle se manifeste sous différentes formes, mais les Falcone sont loin d'être stupides. Et si tu pousses trop Gaïa dans ses retranchements, il y a fort à parier qu'elle te rendra tôt ou tard la pareille – et tu aurais beaucoup à perdre, au moins autant qu'elle, pour un secret qui n'en vaut pas forcément la peine. Alors tu adaptes ta question, modifies ton attitude pour ne jamais la confronter directement ou ne pas trop pousser tes questions. Le ton de l'humour et la nonchalance resteront tes seules armes, discuter avec elle est déjà rare, inutile de la voir se fermer sous tes yeux par maladresse.
« Et me retrouver au centre de l'attention ? Certainement pas » rétorques-tu, avant d'ajouter « de toute façon les Falcone sont des personnes de l'ombre, c'est justement notre force ».
Ces mots tu ne les penses qu'à moitié, et encore. Mais c'est le discours qui est servi à tous les membres de l'Obsidienne depuis leur plus jeune âge, et c'est une excellente façon de laisser penser que les enseignements par lesquels tu es passé ont su se frayer un chemin dans ton esprit. Une couverture bien pratique lorsque le doute commence à s'installer. En tout cas, recourir à ce genre de petites phrases toutes faites a fonctionné jusqu'à présent.
Gaïa chahute avec toi comme une sœur le ferait. Ce geste ne devrait pas te choquer, devrait être naturel entre deux membres d'une même fratrie, mais il te surprend tout de même. Vous n'avez jamais été proches elle et toi, et tu ne la pensais pas encline à ce genre de taquinerie, du moins pas avec toi. Tu souris malgré toi et adresses un petit coup sur son épaule en retour.
« C'est toi la spécialiste des gemmes. Si l'une d'entre elles avait ce pouvoir, tu le saurais, non ? » tu lances, faussement innocent, avant de reprendre plus bas et plus sérieux.
« Est-ce que ce genre de gemme pourrait seulement exister ? »
La question ne t'avait jamais effleuré. Et si un jour surgissait une gemme au pouvoir tel qu'il pourrait réécrire tout ce que vous connaissez. Toi, tu n'en ferais pas grand chose, la gemme serait de toute façon peu probablement élémentaire donc tu ne serais que moyennement apte à la manier. Mais si d'autres, plus adaptés, tombaient dessus... Qui sait ce qu'il pourrait se passer... Se mettre au pouvoir irait encore, mais que faire si les cartes étaient totalement redistribuées ? Tu saurais t'adapter, en particulier parce que tu t'es efforcé à compter d'avantage sur tes propres capacités que sur les gemmes, mais en serait-il de même pour tes proches ?
« Qu'est ce que tu ferais, si tu trouvais une gemme d'un tel pouvoir ? »
Cette fois, ce n'est pas de la curiosité qui motive ta question mais une crainte. En théorie, en tant que membre de l'Obsidienne, Gaïa serait sommée de la remettre au Conseil qui en profiterait sans le moindre doute à des fins personnelles. Mais ne serait-ce pas remettre entre leurs mains une arme d'une puissance jamais vue encore ? Une arme que tu ne souhaites certainement pas les voir acquérir, ta confiance en eux étant très limitée. Mais si Gaïa suivait la procédure à la lettre, elle deviendrait un obstacle que tu devrais franchir pour les empêcher d'obtenir un tel pouvoir. Si quelque chose du genre se produirait, ta sœur deviendrait-elle un ennemi ? Tu la scrutes un peu plus attentivement tandis que ton esprit déroule les possibilités.
« Enfin, probablement que le cas ne se présentera jamais » conclus-tu, autant sinon plus pour toi que pour elle. Tu pousses un soupir pour évacuer discrètement ton soulagement et éviter de te trahir. Tu devras accorder plus de temps à cette réflexion, mais le moment et le lieu ne sont pas les mieux choisis.
« Tu sais... Ce clair de lune me donne envie de boire, pas toi ? Et si j'allais nous chercher quelques bouteilles ? » tu demandes, en cachant tes pensées par un ton plus léger.
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La famille, c'est sacré - même si souvent, ça ne l'est que dans un sens.
Je ne peux qu’approuver les dires de mon frère quand il affirme que la force des Falcone réside dans le fait que nous soyons des personnes de l’ombre. Moi non plus, je n’aimerais pas me retrouver au centre de l’attention. En vérité, je fais généralement exprès de m’en échapper autant que possible, même au sein de l’organisation - avec plus ou moins de succès. Quand je le peux, j’essaie de me faire discrète, de me fondre dans la masse. C’est sûrement pour cette raison que l’on m’a attribué une gemme de métamorphose. Au fond, même si nos personnalités sont bien différentes, mon frère a toujours été un peu comme ça, lui aussi. Calme, réservé, toujours soucieux de ne jamais montrer ses émotions (à se demander parfois s’il en a vraiment, au fond). L’idée de le voir en révolutionnaire me fait bien rire, mais ce n’est que pour le charrier. À moins qu’il ne change radicalement de caractère, ce dont je doute, il y a bien peu de chances que cela n’arrive. Ce serait plutôt le genre d’Onyx, à la limite.
Malgré tout, j’ai un peu de mal à saisir où il veut en venir avec toutes ses questions sur le monde et sur ce qu’il aurait été sans les gemmes. S’agit-il d’un simple débat innocent entre un frère et une sœur, ou est-ce que ça pourrait être révélateur de quelque chose d’un peu plus profond ? Tous ces arguments qu’il avance, je me demande s’il les pense vraiment. Un monde plus juste, un monde meilleur… et l’Obsidienne, dans tout ça ? Où serions-nous, dans sa vision d’une société plus équilibrée ? Je n’ai jamais vraiment bien su ce que pensait mon frère la plupart du temps, mais je n’avais jamais douté de sa loyauté envers notre famille jusque-là. Lui et sa jumelle m’ont toujours paru comme les bons soldats, ceux qui répondent toujours présent quand il s’agit de partir en mission ; contrairement à moi qui passe mon temps à m’attirer les foudres du sommet de la hiérarchie parce que je n’en fais toujours qu’à ma tête. Non, je dois me tromper, je sur-interprète un peu trop les choses. Parmi nous deux, le plus enclin à se rebeller contre l’Obsidienne, ce n’est certainement pas lui.
Je finis par conclure le débat en faisant la remarque qu’à moins de réussir à entrer dans une dimension parallèle, on n’aurait jamais la réponse à nos questions. Esus me demande si d’après moi, une gemme avec une telle capacité pourrait exister. C’était difficile à dire, je n’en ai jamais vu avec un tel pouvoir ni rien lu qui en prouverait l’existence, mais il y a encore tant de choses que j’ignore à leur sujet. C’est aussi un peu ce qui me fascine autant, avec les gemmes : on a beau les étudier jour et nuit, on ne sera jamais au bout de nos surprises.
« Je n’ai jamais rien vu ni lu qui ne puisse le confirmer. Je sais que le temps est maniable d’une certaine manière, puisqu’il y a certaines gemmes capables de le ralentir ou même de prédire l’avenir. Mais carrément altérer la réalité, passer dans un univers parallèle ? Là, je demanderais à voir. Ça me paraîtrait quand même peu probable. Et difficilement gérable. »
Il me pose une seconde question, curieux de savoir ce que je ferais d’une telle gemme si j’en trouvais une. Je réfléchis un instant, mais son regard sur moi ne me plaît pas tant, et soudainement mes premières craintes reviennent au galop. C’est une interrogation déguisée, depuis le début ? On l’a envoyé pour me tirer les vers du nez, pour savoir ce que je pense réellement de l’Obsidienne, pour vérifier que je n’étais pas sur le point de les trahir ? Il m’étudie, il m’observe, pourrait-il en être capable, mon propre frère ? C’est de plus en plus inquiétant de ne jamais savoir ce qu’il pense. Mais c’est bête, n’est-ce pas ? Car c’est moi qui ai parlé de réalités parallèles en premier et que tout cela n’est toujours qu’une hypothèse, puisque si une gemme possédant un tel pouvoir existait, je l’aurais su, pas vrai ? Quel serait l’intérêt de m’interroger sur un scénario improbable ? Tester ma loyauté ? Non, ça n’a pas de sens, je suis simplement en train de devenir parano. D’accord, j’ai parfois une fâcheuse tendance à vouloir me rebeller chaque fois qu’on essaie de m’envoyer faire quelque chose qui ne me plait pas, mais je ne vois pas ce qui pourrait leur faire croire que j’avais carrément une intention de les trahir. De toute façon, même si c’était le cas, ce n’est pas comme si j’allais simplement balancer mes plans à n’importe qui.
« La première chose à faire, j’imagine, ce serait de s’assurer qu’elle ne tombe pas entre de mauvaises mains. C’est le genre de pouvoir qui peut causer des catastrophes quand c’est mal maîtrisé alors il vaut mieux faire gaffe. Et ensuite… je sais pas vraiment. Je ne saurais pas trop par où commencer. Elle ouvrirait la porte à tellement de possibilités. »
C’est en dire beaucoup pour ne pas en dire assez. Mais je n’ai pas envie de partir dans une direction ou dans une autre avec lui. Même si c’est mon frère, on n’a pas toujours été très proche lui et moi, et je n’ai aucune idée de ce qu’il ferait de ces informations. J’aurais sûrement eu plus confiance avec Onyx. Dans tous les cas, le débat s’arrête là et Esus me propose d’aller nous chercher à boire pour continuer la soirée. Au fond, un peu d’alcool ne me ferait pas de mal. Ça me détendrait.
« Tu sais me parler. Vas-y, je t’attends. S’ils nous croisent tous les deux, ils pourraient croire qu’on prépare encore un mauvais coup. »
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